Si tu peux voir, regarde. Si tu peux regarder, observe
Ainsi, avec cette citation extraite du Livre des conseils, commence le roman L’Aveuglement du prix Nobel de littérature José Saramago. Dans une ville anonyme d’un pays anonyme, la population a été frappée par une épidémie. Les personnages, rigoureusement anonymes eux-mêmes, perdent la vue les uns après les autres devenant aveugles. Il semble que leurs yeux soient voilés par une mer de lait blanc. Afin d’éviter la diffusion de ce « Mal blanc », les aveugles se retrouvent enfermés par les autorités dans des bâtiments spéciaux où bientôt va commencer une dure lutte, perpétrée par la force et la violence, pour la survie. Seule une femme a été épargnée de l’aveuglement. Elle aura la dure tâche d’être le guide des autres, tout en étant le témoin de la décadence étique et morale dont l’être humain est capable quand l’instinct de survie prévaut sur les autres aspects de la condition humaine.
L’Aveuglement est la principale source d’inspiration du projet L’identité fragmentée de l’artiste espagnol Pablo Rubio (Cordoba, 1974), d’où il semble avoir pris une grande leçon : la collectivité faible menace la détermination de chaque individu tout comme la faiblesse de chaque individu menace la détermination de la société. La plainte de Rubio sur les maux de notre société, exprimée par ses trois installations, est claire et linéaire. C’est de la poésie à l’état pur.
Dans la première salle on est entouré d’environ quatre-vingt autoportraits. On peut voir toujours la même image, la sienne, coupée, fragmentée et ensuite réarrangée. Tous les portraits ont les yeux voilés par des objets qui ont caractérisés la dernière année de l’artiste. L’indifférence nous rend aveugle, écroule la communauté et la cohésion sociale et pousse l’être humain à avoir une approche de la vie plus égoïste et insouciante.
Dans la deuxième salle, on est devant une grande bibliothèque. Un recueil des dossiers antiques garde scellées et inaccessibles les pensées privées de l’artiste ; des écrits, des projets et des dessins qui viennent de cette façon jalousement protégés et conservés. Mélangée à ceux-ci, on trouve la mémoire publique : des magazines chers à l’artiste, des dessins de ses élèves, des communiqués de presse d’expositions passées et des poèmes qu’il aime. Mais tout est dans un équilibre instable. Tout peut tomber bientôt. L’absence de protection de notre culture et de notre mémoire est un autre danger qui pèse quotidiennement sur la collectivité en menaçant d’extinction.
Dans la salle la plus intime, la troisième, des cordes noires suspendues en haut partent des quatre coins, atteignent le centre et ensuite descendent compactes vers le sol, mais sans le toucher. Au premier regard il semble que ce soit un trou noir. Une galaxie qui commence à tourner rapidement sur elle-même et qui va imploser en un point d’où nous nous attendons à voir une explosion spectaculaire créatrice de lumière et d’énergie. Mais un petit détail dans un coin nous fait changer d’avis : des ciseaux ont été liés avec cette même corde noire qu’ils avait coupé auparavant, interrompant ainsi les terminaisons nerveuses de cette épine dorsale, la privant de sa fonction naturelle et fondamentale : le souvenir.
Sans la mémoire, nous devenons des personnages anonymes et non-voyants. Nous n’avons plus le passé, nous ne pouvons pas vivre le présent et nous ne pouvons même pas construire un avenir avec de solides racines.